Destination : 149 , Le retour


Embrasure improbable

Je promène mon doigt sur le planisphère, dans un rêve aléatoire, m’arrête au hasard, capte des sonorités, Bali, Oulang Bator, Knohm Penh, Syracuse, Yokohama. Sentiment d’ennui, de vacuité. De grande vieillesse dans un monde très vieux.



Envie subite d’une croisière entre Marseille et cette ville, Yokohama, petit point sur ma carte. Aucune idée de ce à quoi ressemble le vrai Yokohama, mais je n’ai nul besoin de le savoir pour embarquer aussitôt, et goûter le temps habité de l’attente, du voyage vers l’autre, du chemin vers l’inconnu, vers l’ailleurs. Le bateau se met en route, c’est un solide cargo, il a embarqué des voyageurs, assez peu nombreux, et des caisses qui emplissent la soute.



Dès le premier soir, je rencontre le capitaine, venu nous saluer. Le voyage sera calme, c’est ce qu’il espère. Même si nous allons traverser des remous, il dit que c’est à l’image de la vie, et qu’il n’y a aucune raison qu’une croisière échappe à la rude loi du monde… Il parle de requins, d’écueils dissimulés dans la brume, d’incendie du froid, de feu de glace… Je trouve cependant qu’il donne confiance. Il est beau et taciturne, silencieux malgré son discours. J’ai bien fait d’embarquer sur ce cargo.



Le voyage nous fait avancer à travers des déserts de glace bleue, dans des flammes d’outremer, au large de côtes aux fleurs pâles, de remuement d’eau en mer sombre où ne se reflète que la noirceur des étoiles. Tout ceci m’apaise, même si mon coeur est une plante d’abandon. L’air du large me fait du bien, mon âme respire à nouveau, une roue verte la recouvre doucement.



Je regarde par l’embrasure de l’oeil de boeuf – oeil de hibou, plutôt - la mer, force en action incontrôlée, et j’aime le temps lent de ce voyage. Je ne parle pas aux autres, je n’en ressens pas l’envie, mes congénères ne m’apportent rien, l’ailleurs est en moi, je le sais. Je m’absorbe seulement dans la contemplation du bleu quand il vire au gris, et des oiseaux de passage.



Plus on approche de Yokohama - le capitaine nous montre la progression sur la carte, tous les jours - plus j’ai la sensation que la mer que l’étrave fend désormais m’est familière. Je sais que je ne suis jamais venu ici, d’ailleurs, comment s’y reconnaître ? comment distinguer la mer de l’océan, les eaux territoriales chinoises des japonaises ? Je n’en sais rien, mais à l’odeur, je sais que j’approche de chez moi.



Je m’en suis ouvert au capitaine, il m’a regardé longtemps avant de répondre. Puis, lui qui a d’ordinaire une voix si claire, il a bredouillé une phrase dans laquelle j’ai capté seulement une histoire de facture honorée. Pas moyen d’en obtenir autre chose.



Un matin, on arrive, et là, âcre, sauvage, le sentiment du déjà me saisit. Mon coeur tressaute.



Je suis arrivé là. Et c’est bien.





Christine C.